La légende de San Marsin

Cette histoire se passe, il y a bien longtemps, dans le si joli pays de Provence.
Là bas, dans un charmant vallon,  bien à l’abri derrière ses remparts, paraissait au soleil le village du Val.
Les maisons du centre s’étaient tellement collées et tout esquichées contre l’église, que, pour un peu, on n’en aurait plus trouvé l’entrée.
Seul son joli clocher de fer forgé tendu vers le ciel, lui permettait de respirer.

le-val

Les habitations restantes s’étaient, elles, sagement alignées en ruelles étroites qui conduisaient à de petites places ombragées. Sur chaque place, gargouillait une fontaine moussue.
Un peu à l’écart se tenait le moulin à huile et le vaste lavoir, grand centre des commérages.
Ça battait, ça frottait, ça causait avec animation.
Puis, les femmes allaient faire sécher le linge au grand souffle du mistral avant de le ranger avec de la lavande pour que ça sente frais.

Dans la campagne alentour s’épanouissaient pins, cyprès et oliviers.
Ça embaumait le thym et les cigales chantaient.
Les hommes étaient aux champs ou dans les vignes.Entre  sieste et pastis, ils travaillaient.
La vie n’était pas vraiment compliquée.

paysage

Un beau jour, on ne sait plus bien quand, un homme arriva d’on ne sait où. Il s’appelait Marsin.
Il s’était installé à quelques lieues du village dans un cabanon et ne venait que très rarement jusqu’au Val.
Au début, il avait agacé les villageois par sa détestable manie de ne jamais répondre à leurs questions.
Pourtant, il était tellement gentil, tellement joyeux et serviable, que, finalement, les gens l’avaient adopté sans plus de curiosité.

La vie s’écoulait donc paisiblement.
Mais les saisons passèrent : été, automne, hiver, printemps puis de nouveau une année entière, et le soleil ne s’arrêtait plus de briller.
Tous les jours il était là, baignant de lumière et de chaleur la terre de notre belle Provence.
Pas le moindre nuage en vue. Pas la moindre goutte de pluie en perspective. Alors, on était allé chercher la Sainte Vierge qui somnolait dans sa petite niche, au fond de la sombre église.
On l’avait dépoussiérée, toilettée, puis on l’avait emmenée en plein cagnard par les rues du village, et dans les vignes aussi, afin qu’elle se rende compte des terribles effets de la sécheresse.
Mais rien n’y fit.
Le temps passait, la terre se craquelait de partout, les récoltes étaient perdues, les arbres se mouraient, les vignes dépérissaient et, là haut dans le ciel, le soleil se pavanait toujours dans sa belle robe d’or.
Ah ce soleil ! Ils en étaient venus à le détester, les gens d’ici, et pour des méridionaux, c’est une chose bien grave, croyez-moi !

soleil

Bientôt, les fontaines cessèrent de chanter et la famine s’installa.
Le bétail mourut de faim et de soif, les vignes et les champs disparurent. Jamais un soc de charrue n’aurait pu éventrer une terre aussi dure ! Et puis d’ailleurs, à quoi bon ?
Il ne restait plus de grain à semer, plus d’eau pour arroser, plus de récolte à ramasser. Le village sombra dans la misère.
Fini le temps bien rythmé par les travaux de la journée. Finies les grandes tablées et finies les veillées. Envolé le bonheur, partie la gaieté.
Tout au long du jour, chacun ne pensait qu’à son ventre affamé.
Les parents délaissaient leur trop nombreuse progéniture.
Les gamins n’étaient devenus que des bouches inutiles à nourrir.
Il faut vous dire, qu’en ces temps reculés, les enfants n’étaient pas aussi gâtés qu’aujourd’hui.

Livrés à eux-mêmes, ils battaient la campagne environnante pour trouver quelque chose à manger.
C’est ainsi que deux frères arrivèrent un jour près du cabanon de Marsin. Comme il semblait n’y avoir personne, ils s’approchèrent. Et là, miracle !

figuier

Des figuiers encore verts ployaient sous le poids de leurs fruits.
Des dizaines et des dizaines de petites figues blanches, bien mûres et gorgées de sucre émergeaient du feuillage.
Rien que de les voir, ça les faisait saliver les pauvres !

Les deux bambins étaient éberlués.

Comment, alors que partout ce n’était que désolation, comment se pouvait-il qu’on trouve ici tant de verdure et tant de fruits ?
Car il n’y avait pas que des figuiers. Les oliviers aussi, malgré la sécheresse   avaient conservé leur joli feuillage argenté, et les olives pendaient.
Avec émerveillement, ils découvrirent encore un  jujubier et un bel arbousier.

Plus loin encore, quelques pieds de vignes  étaient couverts de grappes de raisin.

vigne

Sur la terrasse, le gros tilleul survivait. Ses feuilles étaient un peu jaunes et rabougries, mais il arrivait quand même à répandre une ombre sympathique et bienfaisante.

Les enfants n’avaient jamais osé s’aventurer chez Marsin.
On disait bien de lui qu’il était brave, mais ils ne le connaissaient pas.
Cette fois pourtant, la faim et la soif devenant plus fortes que la peur, ils s’étaient approchés davantage. Les deux coquins étaient immobiles, plantés là devant le figuier, comme des santons; fascinés.
Enfin, à l’instant où ils allaient saisir l’objet de tant de convoitise, Marsin sortit de chez lui.

san-marsin-porte

En ces temps de disette, personne ne se serait laissé voler de la nourriture sans réagir.
Les minots se figèrent.
L’homme allait-il les battre, peut être même les tuer pour protéger son secret ?
–  Eh ! Bonjour les pitchouns ! » Leur lança-t-il joyeusement. Vous voulez des figues ? Approchez, n’ayez pas peur ! Servez-vous, elles sont pour vous.
Les gosses s’avancèrent timidement.
De les voir ainsi, peuchère ! Tout maigre avec seulement la peau sur les os, ça lui faisait pitié ! Il en avait le cœur crevé.
Tout à coup, n’y tenant plus, les deux marmousets se jetèrent sur les figues.Ils ne mangeaient pas, ils se goinfraient !

– Doucement ! Leur dit Marsin de sa voix calme et tranquille,  vous allez être malades.

Obéissants, ils s’arrêtèrent tout net, le regard suppliant.

– Vous avez encore faim, pas vrai ?

Hochant la tête, ils firent signe que oui.

– Alors suivez-moi, on va vous trouver autre chose à croquer.

Et, il rentra, talonné par les deux galopins rassurés.

bas

L’intérieur n’était pas très grand, assez sombre, il y faisait frais.
Une énorme cheminée occupait presque la moitié de la pièce.
Dans l’autre partie, s’entassaient une grande table en bois avec des bancs, un gros coffre et un petit buffet.Bien sage dans un coin se tenait une frêle biquette. Des fromages séchaient devant la cheminée.

haut

En haut, se trouvait la paillasse pour dormir, un fatras d’outils, de gros sacs de farine empilés les uns sur les autres, et des tonneaux bien rangés.

Les garçons s’attablèrent, Marsin leur servit du pain et du fromage.

– C’est bon ?  questionna-t-il.

Oh oui !  C’était rudement bon .Mais, trop occupés à savourer ce festin de roi, ils se taisaient.

– On vous a coupé la langue ?
– Non, répondit l’aîné.
– Dis, comment tu fais, pour avoir tout ça pour toi ?  demanda le plus jeune, rempli d’admiration.

Hélas ! Il n’y avait, derrière tout cela, ni bonne fée, ni baguette magique.
C’était le résultat d’un dur labeur, un travail épuisant et fastidieux.
Comme partout ailleurs, le puits s’était progressivement asséché.
Avec une longue échelle de branchage, il était descendu voir tout au fond.

puis

Il avait découvert une petite faille dans les rochers et l’avait patiemment élargie pour pouvoir s’y glisser .
Le passage ainsi fait, débouchait sur une vaste nappe d’eau souterraine qui sommeillait là depuis des années. Évidemment, il s’empressa d’en boire, mais il fut si malade, qu’il crût mourir. Cette eau n’était pas bonne.
Il était fort déçu et très découragé, quand, soudain, l’idée lui vint qu’il pourrait s’en servir pour arroser.
Courageusement, il se mit à l’ouvrage et passait de longues heures à charrier de lourds seaux pleins du précieux liquide, qu’il déversait au pied de ses arbres et de ses vignes.
Il cultivait aussi des plants de tomates.

Que de va et vient il faisait, le pauvre, croulant sous son fardeau, plus chargé qu’un baudet ! Il n’était pas fainéant cet homme là, vous savez !   Ce travail était harassant.

san-marsin-eau

Comme il n’avait pas d’eau, pour se désaltérer, avec son raisin il fit un vin très doux.

Après s’être rassasiés, les enfants remercièrent leur hôte et se préparèrent à partir.
– Dis, tu nous permets de revenir ? murmura si faiblement le pitchounet, qu’on avait peine à l’entendre.
–  Bien sûr. Vous pouvez aussi mener vos amis.

De retour chez eux, ils se gardèrent pourtant de raconter ce qu’ils avaient vu. C’était leur secret. Si d’autres l’apprenaient, alors il faudrait partager et ils avaient peurs à nouveau de manquer.
Aussi,  le lendemain ils revinrent seuls tous les deux.
Marsin n’en fut pas vraiment surpris.
Comme la veille, il les reçut chaleureusement, se doutant bien que le hasard guiderait d’autres galopins jusque chez lui.

Il avait raison. Il en vint un, il en vint deux, il en vint dix et puis d’autres encore.

freres1

Il les accueillit tous avec la même générosité, avec la même joie.

Il en vint tant qu’il dût s’organiser.

Tout d’abord, il n’avait pas assez d’écuelles pour tous, et sa table était devenue trop petite.
D’autre part, s’il donnait à chacun, une épaisse tranche de pain en guise d’assiette, sa réserve de farine ne suffirait bientôt plus.
Qu’avait-il donc à leur offrir ? Faisons le tour de ses richesses.

Pour boire : rien qu’un peu de vin doux. Il ne faudrait pas en boire trop pour ne pas les soûler. Il y en avait pas mal, ce serait bien assez.

Pour manger : des fromages, des tomates, des olives, des champignons qui sortaient au pied de chaque arbre arrosé, et aussi des figues, des jujubes et des arbouses.

legume

Vous me direz certainement, qu’on ne peut trouver en même temps dans son jardin, des tomates et des jujubes ou bien des figues et des champignons. Vous avez raison, mais le temps était complètement fada, il n’y avait plus de saisons.

Le dessert, lui, était tout trouvé, ils iraient cueillir sur les arbres selon leurs goûts,  figues, arbouses ou jujubes.

fruit

Pour le plat de résistance, il fallait se débrouiller avec tout le reste.
Ça tournait et retournait dans sa tête, et finalement, il avait trouvé !

–  Je vais, se dit-il,  pétrir la pâte et en faire des galettes les plus plates possibles pour économiser ma farine.
Dessus, j’étalerai un peu de tomate, je couperai les champignons en fines lamelles, cela donnera bon goût sans en dépenser trop.
Ensuite, j’y rajouterai des morceaux de fromage, quelques olives et du thym que le soleil ne parvient pas à brûler. Après, je ferai cuire le tout. »

C’est ainsi que Marsin devint, sans le savoir, le premier pizzaïolo de l’histoire, pour le plus grand bonheur des enfants.

pizza

Pour la cuisson des galettes, un four était plus approprié qu’une cheminée.
Marsin  s’occuperait d’entretenir le feu mais ce sont les enfants qui se mirent au travail.
Ils le bâtirent tous ensemble, dehors, sur la terrasse; vite, vite, tellement ils étaient pressés de goûter aux nouvelles galettes. Doux Jésus !  C’était un vrai régal !

four1

Voilà comment Marsin parvint à nourrir sa si nombreuse famille.
Chacun y avait sa place. Il  leur apprit l’entraide et le partage.
Bien sûr, les timides restaient toujours un peu dans leur coin.
Bien sûr, les bagarreurs cherchaient toujours un peu querelle, mais, tous s’entendaient plutôt bien.
Il y en avait qui revenaient régulièrement, d’autres qui passaient tout simplement.
Ce n’était jamais le même nombre, pas forcément les mêmes têtes, mais c’était toujours le même accueil, toujours la même joie.

Cependant, Marsin s’aperçut que ses petits restaient quand même tristounets.
Quand ils rentraient chez eux, les enfants retrouvaient des parents  épuisés par les privations et désespérés par la sécheresse.
Ah, misère ! Manquer de nourriture est une chose terrible, mais manquer de rire et de joie, c’est encore bien plus grave !

II décida de les faire chanter. Il créa donc une chorale et les fit répéter. Son inséparable soufflet en guise de baguette, il battait la mesure.

Peu à peu, s’était instauré une sorte de rituel.

D’abord, on mangeait dehors prés du four, assis par terre en rond à l’ombre du tilleul. Puis, lorsqu’on avait soulagé sa faim et que les bavardages cessaient, quelqu’un donnait le ton.
Les voix s’accordaient, hésitaient, se cherchaient, et tout à coup, elles s’envolaient, haut, très haut, comme un oiseau ivre de liberté. C’était magnifique !

oiseau

« L’oiseau-voix » montait, descendait, tournoyait, virevoltait, et quand enfin, fatigué d’avoir tant joué, il allait se poser, le silence retombait avec légèreté.

Suivait un long moment de calme. Chacun se taisait….

Par la porte ouverte du four, on contemplait le reste du feu qui se consumait.

On peut, des heures durant, regarder les flammes rougeoyer, se tordre ou bien danser. C’est  envoutant car il se passe dans les feux des tas de choses magiques … Et puis, c’est tellement beau !

feu

Marsin était  aussi un conteur né. Son répertoire était inépuisable.
Quand il ne connaissait plus d’histoires, il en inventait d’autres.
Alors, au bout d’un moment,  d’une voix plus douce que son vin, une voix chaude et profonde, délicatement, il vous emportait vers le pays des songes.

Marsin  racontait….Oh, bonne mère !  Comme c’était joli !

Quand venait l’heure de rentrer, les enfants partaient joyeusement, des galettes plein l’estomac, des rêves plein la tête, de l’amour plein le cœur.

Un jour enfin, un vent violent se mit à souffler furieusement. Sur son passage s’amoncelèrent d’énormes nuages noirs.
Le soleil partit se reposer, fatigué d’avoir brillé si longtemps sans arrêt. Alors, toutes les vannes du ciel s’ouvrirent à la fois et ce fut le déluge.
La pluie providentielle, la pluie tant attendue ne cessa de tomber pendant quelques semaines.

pluie

Puis, le temps habituel s’installa de nouveau. Beaucoup de soleil avec un petit peu de pluie, juste ce qu’il faut, presque le paradis.

Avec l’eau, l’espoir était revenu.
A présent, il faudrait de la patience, mais tout rentrerait dans l’ordre.

Les enfants s’en retournèrent chez eux pour aider leurs parents et bâtir leurs propres vies.
Un moment d’inattention, et hop ! Marsin avait disparu.

Il était resté le temps d’accueillir et d’aimer des enfants malheureux.
La vie reprenant, il s’en était allé. Pourtant, il n’avait pas quitté le cœur de ses protégés.
Ceux ci racontaient à leurs propres enfants, le soir à la veillée, combien le saint homme les avait tous comblés.
Petit à petit, et tout naturellement, Marsin avait cédé la place à San Marsin.
C’était, pensaient-ils, un envoyé du ciel.
Après tout, pourquoi pas ? Peut être les anges n’ont-ils pas tous des ailes ?

Oh ! Ne cherchez pas son nom dans le calendrier.
Sa renommée n’a pas franchi la barrière des Alpes pour aller jusqu’à Rome s’y faire canoniser.
Il fait tout simplement partie de cette armée des humbles bienheureux dont la vie fut, à un moment donné et dans un lieu donné, un exemple de pure bonté pour ses proches.
C’est la ferveur populaire qui l’a sanctifié.

Telle est la légende de San Marsin, Saint Patron des foyers.

*  *  *

Au fil du temps, au fil des ans, le cabanon est tombé en ruine.
Une maison l’a remplacé, et puis une autre encore.
Toujours, trônait en belle place une imposante cheminée.

cheminee
Dehors, un four avait succédé à un autre four, jusqu’à celui existant aujourd’hui.

four2

Curieusement, malgré des années et des années, les deux foyers étaient encore présents.
Il existe des lieux enchantés qui ne perdent jamais leur âme.

Le jardin lui aussi était resté quasiment identique.

Devant la porte, se tient toujours le bon gros tilleul qui fait de l’ombre sur  la terrasse. Il y a aussi figuiers et oliviers, quelques pieds de vignes dont on tire encore du vin doux, un arbousier et un jujubier.

Finalement, rien n’avait vraiment changé et c’est pourquoi  Manou et Pacoucou décidèrent  de faire de San Marsin la maison de famille.

Fin

 

 

 

 

 

 

Laisser un commentaire